Dans nos moments de rêverie mégalomaniaque, nous avons tendance à voir notre mémoire comme
une espèce de livre d’Histoire : nous avons gagné et perdu des batailles, trouvé et perdu des empires. A tout le moins
nous sommes les personnages d’un roman classique (« Quel roman que ma vie ! »). Une approche plus modeste et peut-être plus
fructueuse serait de considérer les fragments d’une mémoire en termes de géographie [1]. Dans toute vie nous trouverions
des continents, des îles, des déserts, des marais, des territoires surpeuplés et des terrae incognitae. De cette mémoire
nous pourrions dessiner la carte, extraire des images avec plus de facilité (et de vérité) que des contes et légendes.
Que le sujet de cette mémoire se trouve être un photographe et un cinéaste ne veut pas dire que sa mémoire est en soi
plus intéressante que celle du monsieur qui passe (et encore moins de la dame), mais simplement qu’il a laissé, lui,
des traces sur lesquelles on peut travailler, et des contours pour dresser ses cartes.
J’ai autour de moi des centaines de photographies dont la plupart n’ont jamais été montrées (William Klein dit que, à la cadence d’1/50
de seconde par prise, l’œuvre complète du plus célèbre photographe dure moins de trois minutes). J’ai ces « chutes » qu’un film laisse derrière
lui comme des queues de comète. J’ai ramené de chaque pays visité des cartes postales, des coupures de journaux, des catalogues,
quelquefois des affiches arrachées aux murs. Mon idée a été de m’immerger dans ce maelstrom d’images pour en établir la Géographie.
Mon hypothèse de travail était que toute mémoire un peu longue est plus structurée qu’il ne semble. Que des photos prises apparemment par
hasard, des cartes postales choisies selon l’humeur du moment, à partir d’une certaine quantité commencent à dessiner un itinéraire, à cartographier
le pays imaginaire qui s’étend au dedans de nous. En le parcourant systématiquement j’étais sûr de découvrir que l’apparent désordre de mon imagerie
cachait un plan, comme dans les histoires de pirates. Et l’objet de ce disque serait de présenter la « visite guidée » d’une mémoire,
en même temps que de proposer au visiteur sa propre navigation aléatoire. Bienvenue donc dans « Mémoire, terre de contrastes » - ou plutôt, comme j’ai choisi de l’appeler,
Immémoire : Immemory.
« Mais quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus fidèles, l’odeur
et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir,
sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir. » (Du côté de chez Swann)
Chacun sa madeleine. Pour Proust c’était celle de Tante Léonie, telle que prétend encore en détenir la recette de la pâtisserie Védie,
à Illiers (mais que penser alors de l’autre pâtisserie, de l’autre côté de la rue, qui affirme également être la véridique dépositaire des
« madeleines de Tante Léonie » ? Déjà la mémoire bifurque). Pour moi, c’est un personnage de Hitchcock. L’héroïne de Vertigo. Et je reconnais
que c’est peut-être forcer la note que de voir dans le choix de ce prénom, à l’orée d’une histoire qui est essentiellement celle d’un homme
à la recherche d’un temps perdu, une intention du scénariste, mais peu importe, les coïncidences sont les pseudonymes de la grâce pour ceux
qui ne savent pas la reconnaître.
Du temps de La Recherche, la photographie était encore dans l’enfance, et on se demandait surtout « si c’était de l’art » - l’art lui-même
ayant pour Proust et sa génération une fonction plus haute que cet humble devoir de sentinelle : être un lien avec l’autre monde, celui du
petit pan de mur jaune. Mais aujourd’hui, peut-être est-ce paradoxalement la vulgarisation, la démocratisation de l’image qui lui
permettent d’accéder au statut moins ambitieux de sensation porteuse de mémoire, à cette variété visible de l’odeur et de la saveur.
Nous aurons plus d’émotion (en tout cas une émotion différente) devant une photo d’amateur liée à un épisode de notre vie que devant celles
d’un Grand Photographe, parce que son domaine à lui relève de l’art, et que le propos de l’objet-souvenir reste au ras de l’histoire personnelle.
Cocteau paraphrase cela drôlement quand il évoque Cosima Wagner plus émue, dans sa vieillesse, par La Belle Hélène que par
Le Ring. « Siegfried, l’Or du Rhin,
voilà qui prolonge un homme, l'empêche de mourir. Mais Offenbach, c'était la mode, la jeunesse, le souvenir de Triebschen, des heures joyeuses,
Nietzsche écrivant à Rée : nous irons voir danser le cancan à Paris... Mme Wagner aurait pu entendre Le Crépuscule des Dieux sans trouble.
Elle pleurait à La Marche des Rois. » (Carte Blanche).
Je revendique pour l’image l’humilité et les pouvoirs d’une madeleine [2].
La structure d’ Immemory ? Difficile pour un explorateur de dresser la carte d’un territoire en même temps qu’il le découvre... Je ne peux
guère que montrer quelques outils d’exploration, ma boussole, mes lorgnettes, ma provision d’eau potable. En fait de boussole, je suis allé
chercher mes repères assez loin dans l’histoire. Curieusement, ce n’est pas le passé immédiat qui nous propose des modèles de ce que pourrait
être la navigation informatique sur le thème de la mémoire. Il est trop dominé par l’arrogance du récit classique et le positivisme de la biologie.
« L’Art de la Mémoire » est en revanche une très ancienne discipline, tombée (c’est un comble) dans l’oubli à mesure que le divorce entre physiologie
et psychologie se consommait. Certains auteurs anciens avaient des méandres de l’esprit une vision plus fonctionnelle, et c’est Filipo Gesualdo,
dans sa Plutosofia (1592), qui propose une image de la Mémoire en termes d’« arborescence » parfaitement logicielle, si j’ose cet adjectif.
Mais la meilleure description du contenu d’un CD-Rom, je l’ai trouvée chez Robert Hooke (1635/1702 - l’homme qui a pressenti, avant Newton,
les lois de la gravitation) : « Je vais maintenant construire un modèle mécanique de représentation sensible de la Mémoire. Je supposerai
qu’il y a un certain endroit ou point dans le Cerveau de l’Homme où l’Ame a son siège principal. En ce qui concerne la position précise de
ce point, je n’en dirai rien présentement et je ne postulerai aujourd’hui qu’une chose, à savoir qu’un tel lieu existe où toutes les
impressions faites par les sens sont transmises et accueillies pour contemplation ; et de plus que ces impressions ne sont que des
mouvements de particules et de Corps. » [3]
Autrement dit, lorsque je proposais de transférer les régions de la Mémoire en termes géographiques plutôt qu’historiques, je renouais
sans le savoir avec une conception familière à certains esprits du XVIIe siècle, et totalement étrangère à ceux du XXe [4].
De cette conception découle la structure du disque, découpé en « zones », dont l’exemple cité au début, celui de la madeleine devenue
Madeleine (pour parler comme Hooke) se trouve à l’intersection des zones Proust et Hitchcock. Chacune d’elles à son tour recoupe d’autres
zones qui sont autant d’îles ou de continents dont ma mémoire contient les descriptions, et mes archives l’illustration. Bien entendu ce travail
ne constitue nullement une autobiographie, et je me suis autorisé toutes les dérives, mais quitte à étudier le fonctionnement de la mémoire,
autant se servir de celle qu’on a toujours sur soi.
Mais mon vœu le plus cher est qu’il y ait ici assez de codes familiers (la photo de voyage, l’album de famille, l’animal fétiche) pour
qu’insensiblement le lecteur-visiteur substitue ses images aux miennes, ses souvenirs aux miens, et que mon Immémoire ait servi de tremplin
à la sienne pour son propre pèlerinage dans le Temps Retrouvé.
1. Henri Langlois racontait que, enfant, il ne comprenait pas le temps. Quand il lisait que "Jeanne d’Arc avait assiégé Paris" il pensait que c’était un autre Paris, et qu’il y avait donc le Paris de Jeanne d’Arc, le Paris de son père, etc., sur une mappemonde illimitée.
2. Ce paragraphe était déjà écrit lorsqu’est paru le livre lumineux de Brassaï Marcel Proust sous l’emprise de la photographie (Gallimard), où la réponse est donnée par Proust lui-même : "On peut, en voyant ces planches (...) répondre que la photographie est bien un art." (Essais et articles). Et Brassaï écrit : "Lorsqu’il est frappé par un son, une saveur, ayant la vertu mystérieuse de ressusciter une sensation, une émotion, il est irrésistiblement entraîné à assimiler ce phénomène à l’apparition de l’image latente sous l’effet d’un bain de révélateur." Mais il faut lire tout ce livre, où La Recherche du Temps perdu est assimilée à "une photographie gigantesque".
3. Je dois cette citation, entre autres trésors, au merveilleux petit livre de Jacques Roubaud : L’invention du fils de Leoprepes.
4. Le linguiste allemand Harald Weinrich introduit une idée subtile, celle de la "guerre entre la mémoire et la raison" où la philosophie des Lumières aurait consacré le triomphe de la seconde. "Emile ne doit plus rien savoir par coeur".