VERSION NATIVE DE 1997
640 x 480 pixels


VERSION AGRANDIE DE 2013
900 x 675 pixels

DANS QUELLE VERSION SOUHAITEZ-VOUS NAVIGUER ?



Cette section du site web Gorgomancy (2007-2013) reproduit l’œuvre multimédia de Chris Marker Immemory, créée en 1997 et parue sur CD-Rom en 1998, en co-production avec le Centre Pompidou et Les Films de l’Astrophore.
Gorgomancy intégrait lors de sa première mise en ligne une version du CD-Rom recodée en Flash à partir de l’œuvre initiale, créée sur le logiciel HyperStudio. Suite à l'obsolescence de ce langage de programmation en 2020, l'œuvre n'était plus consultable sur le site. Immemory a ainsi fait l'objet d'une restauration en 2022, par le biais d’une nouvelle traduction en HTML5.
Cette œuvre ayant été conçue pour une navigation à la souris et non sur surface tactile, sa consultation sur téléphone mobile et tablette est déconseillée.

Immemory 1997 Produite en 1997, Immemory était optimisée pour un environnement informatique aujourd'hui disparu. Après avoir fait l'objet d'une installation au Centre Pompidou en 1997, l'œuvre est publiée sur CD-Rom en 1998 dans sa version originale, puis dans une version anglaise en 2002.

Les images d’origine étaient prévues pour être visionnées sur un moniteur à tube cathodique de format 4:3, conçues pour une palette de 256 couleurs, et une résolution d'image de 640 par 480 pixels. Elles ne correspondaient plus aux standards d'affichage du début des années 2010, et ont fait l’objet d'une première réactualisation lors de la production du site web Gorgomancy. L’augmentation de leur résolution à 900 par 675 pixels, ainsi que la conversion du format bitmap au format compressé Jpeg pour faciliter leur mise en ligne, avaient alors entraîné une perte de qualité visuelle.

Lors de la réactualisation d’Immemory entre 2007 et 2009, plusieurs modifications ont par ailleurs été effectuées par l'artiste lui-même, en particulier de nombreux ajouts d'images dans la section intitulée « Xplugs ».

Suite à la restauration de l'œuvre, deux options de consultation en ligne sont proposées au public :

> Une version reprenant l'ensemble des images dans leur format et résolution d'origine, en 640 par 480 pixels. Cette option correspond à l'œuvre de 1997, sans les ajouts postérieurs réalisés par l'artiste. Pour le visiteur souhaitant accéder à une version la plus fidèle visuellement au CD-Rom d'origine, cette option de consultation est conseillée.

> Une version reprenant les décisions prises en 2007-2009 pour la version en Flash de l'œuvre, présentant les images en 900 par 675 pixels. Celles-ci sont le résultat d'une nouvelle conversion à partir des fichiers d'origine, soucieuse d'une moindre altération visuelle. Pour le visiteur souhaitant un meilleur confort d'affichage, cette option de consultation est conseillée.

L'augmentation de la résolution des images d'origine occasionnant inévitablement une dégradation visuelle, l'option d'une résolution supérieure à 900 x 675 n'a pas été retenue : de nouvelles transpositions dans des définitions plus élevées sont cependant à l'étude et pourraient être proposées au public dans les prochaines années. Par ailleurs, des modifications techniques mineures ont été effectuées à l'occasion de la restauration pour des raisons d’accessibilité.

Texte original de Chris Marker publié dans le livret du CD-Rom en 1998.

Dans nos moments de rêverie mégalomaniaque, nous avons tendance à voir notre mémoire comme une espèce de livre d’Histoire : nous avons gagné et perdu des batailles, trouvé et perdu des empires. A tout le moins nous sommes les personnages d’un roman classique (« Quel roman que ma vie !  »). Une approche plus modeste et peut-être plus fructueuse serait de considérer les fragments d’une mémoire en termes de géographie [1]. Dans toute vie nous trouverions des continents, des îles, des déserts, des marais, des territoires surpeuplés et des terrae incognitae. De cette mémoire nous pourrions dessiner la carte, extraire des images avec plus de facilité (et de vérité) que des contes et légendes. Que le sujet de cette mémoire se trouve être un photographe et un cinéaste ne veut pas dire que sa mémoire est en soi plus intéressante que celle du monsieur qui passe (et encore moins de la dame), mais simplement qu’il a laissé, lui, des traces sur lesquelles on peut travailler, et des contours pour dresser ses cartes.

J’ai autour de moi des centaines de photographies dont la plupart n’ont jamais été montrées (William Klein dit que, à la cadence d’1/50 de seconde par prise, l’œuvre complète du plus célèbre photographe dure moins de trois minutes). J’ai ces « chutes » qu’un film laisse derrière lui comme des queues de comète. J’ai ramené de chaque pays visité des cartes postales, des coupures de journaux, des catalogues, quelquefois des affiches arrachées aux murs. Mon idée a été de m’immerger dans ce maelstrom d’images pour en établir la Géographie.

Mon hypothèse de travail était que toute mémoire un peu longue est plus structurée qu’il ne semble. Que des photos prises apparemment par hasard, des cartes postales choisies selon l’humeur du moment, à partir d’une certaine quantité commencent à dessiner un itinéraire, à cartographier le pays imaginaire qui s’étend au dedans de nous. En le parcourant systématiquement j’étais sûr de découvrir que l’apparent désordre de mon imagerie cachait un plan, comme dans les histoires de pirates. Et l’objet de ce disque serait de présenter la « visite guidée » d’une mémoire, en même temps que de proposer au visiteur sa propre navigation aléatoire. Bienvenue donc dans « Mémoire, terre de contrastes » - ou plutôt, comme j’ai choisi de l’appeler,   Immémoire : Immemory.

« Mais quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir. »
(Du côté de chez Swann) 

Chacun sa madeleine. Pour Proust c’était celle de Tante Léonie, telle que prétend encore en détenir la recette de la pâtisserie Védie, à Illiers (mais que penser alors de l’autre pâtisserie, de l’autre côté de la rue, qui affirme également être la véridique dépositaire des « madeleines de Tante Léonie » ? Déjà la mémoire bifurque). Pour moi, c’est un personnage de Hitchcock. L’héroïne de Vertigo. Et je reconnais que c’est peut-être forcer la note que de voir dans le choix de ce prénom, à l’orée d’une histoire qui est essentiellement celle d’un homme à la recherche d’un temps perdu, une intention du scénariste, mais peu importe, les coïncidences sont les pseudonymes de la grâce pour ceux qui ne savent pas la reconnaître.

Du temps de La Recherche, la photographie était encore dans l’enfance, et on se demandait surtout « si c’était de l’art » - l’art lui-même ayant pour Proust et sa génération une fonction plus haute que cet humble devoir de sentinelle : être un lien avec l’autre monde, celui du petit pan de mur jaune. Mais aujourd’hui, peut-être est-ce paradoxalement la vulgarisation, la démocratisation de l’image qui lui permettent d’accéder au statut moins ambitieux de sensation porteuse de mémoire, à cette variété visible de l’odeur et de la saveur. Nous aurons plus d’émotion (en tout cas une émotion différente) devant une photo d’amateur liée à un épisode de notre vie que devant celles d’un Grand Photographe, parce que son domaine à lui relève de l’art, et que le propos de l’objet-souvenir reste au ras de l’histoire personnelle. Cocteau paraphrase cela drôlement quand il évoque Cosima Wagner plus émue, dans sa vieillesse, par La Belle Hélène que par Le Ring. « Siegfried, l’Or du Rhin, voilà qui prolonge un homme, l'empêche de mourir. Mais Offenbach, c'était la mode, la jeunesse, le souvenir de Triebschen, des heures joyeuses, Nietzsche écrivant à Rée : nous irons voir danser le cancan à Paris... Mme Wagner aurait pu entendre Le Crépuscule des Dieux sans trouble. Elle pleurait à La Marche des Rois. » (Carte Blanche). Je revendique pour l’image l’humilité et les pouvoirs d’une madeleine [2].

La structure d’ Immemory ? Difficile pour un explorateur de dresser la carte d’un territoire en même temps qu’il le découvre... Je ne peux guère que montrer quelques outils d’exploration, ma boussole, mes lorgnettes, ma provision d’eau potable. En fait de boussole, je suis allé chercher mes repères assez loin dans l’histoire. Curieusement, ce n’est pas le passé immédiat qui nous propose des modèles de ce que pourrait être la navigation informatique sur le thème de la mémoire. Il est trop dominé par l’arrogance du récit classique et le positivisme de la biologie. « L’Art de la Mémoire » est en revanche une très ancienne discipline, tombée (c’est un comble) dans l’oubli à mesure que le divorce entre physiologie et psychologie se consommait. Certains auteurs anciens avaient des méandres de l’esprit une vision plus fonctionnelle, et c’est Filipo Gesualdo, dans sa Plutosofia (1592), qui propose une image de la Mémoire en termes d’« arborescence » parfaitement logicielle, si j’ose cet adjectif. Mais la meilleure description du contenu d’un CD-Rom, je l’ai trouvée chez Robert Hooke (1635/1702 - l’homme qui a pressenti, avant Newton, les lois de la gravitation) : « Je vais maintenant construire un modèle mécanique de représentation sensible de la Mémoire. Je supposerai qu’il y a un certain endroit ou point dans le Cerveau de l’Homme où l’Ame a son siège principal. En ce qui concerne la position précise de ce point, je n’en dirai rien présentement et je ne postulerai aujourd’hui qu’une chose, à savoir qu’un tel lieu existe où toutes les impressions faites par les sens sont transmises et accueillies pour contemplation ; et de plus que ces impressions ne sont que des mouvements de particules et de Corps. » [3]

Autrement dit, lorsque je proposais de transférer les régions de la Mémoire en termes géographiques plutôt qu’historiques, je renouais sans le savoir avec une conception familière à certains esprits du XVIIe siècle, et totalement étrangère à ceux du XXe [4].

De cette conception découle la structure du disque, découpé en « zones », dont l’exemple cité au début, celui de la madeleine devenue Madeleine (pour parler comme Hooke) se trouve à l’intersection des zones Proust et Hitchcock. Chacune d’elles à son tour recoupe d’autres zones qui sont autant d’îles ou de continents dont ma mémoire contient les descriptions, et mes archives l’illustration. Bien entendu ce travail ne constitue nullement une autobiographie, et je me suis autorisé toutes les dérives, mais quitte à étudier le fonctionnement de la mémoire, autant se servir de celle qu’on a toujours sur soi.

Mais mon vœu le plus cher est qu’il y ait ici assez de codes familiers (la photo de voyage, l’album de famille, l’animal fétiche) pour qu’insensiblement le lecteur-visiteur substitue ses images aux miennes, ses souvenirs aux miens, et que mon Immémoire ait servi de tremplin à la sienne pour son propre pèlerinage dans le Temps Retrouvé. 

 

Chris Marker 



1. Henri Langlois racontait que, enfant, il ne comprenait pas le temps. Quand il lisait que "Jeanne d’Arc avait assiégé Paris" il pensait que c’était un autre Paris, et qu’il y avait donc le Paris de Jeanne d’Arc, le Paris de son père, etc., sur une mappemonde illimitée.

2. Ce paragraphe était déjà écrit lorsqu’est paru le livre lumineux de Brassaï Marcel Proust sous l’emprise de la photographie (Gallimard), où la réponse est donnée par Proust lui-même : "On peut, en voyant ces planches (...) répondre que la photographie est bien un art." (Essais et articles). Et Brassaï écrit : "Lorsqu’il est frappé par un son, une saveur, ayant la vertu mystérieuse de ressusciter une sensation, une émotion, il est irrésistiblement entraîné à assimiler ce phénomène à l’apparition de l’image latente sous l’effet d’un bain de révélateur." Mais il faut lire tout ce livre, où  La Recherche du Temps perdu est assimilée à "une photographie gigantesque".

3. Je dois cette citation, entre autres trésors, au merveilleux petit livre de Jacques Roubaud : L’invention du fils de Leoprepes.

4. Le linguiste allemand Harald Weinrich introduit une idée subtile, celle de la "guerre entre la mémoire et la raison" où la philosophie des Lumières aurait consacré le triomphe de la seconde. "Emile ne doit plus rien savoir par coeur".

Chris Marker.